La grève des médecins en 1964 : 35 ans déjà
Historique La Belgique est probablement un des tout derniers pays du monde où est conservée la totale liberté du patient de choisir son médecin ou son hôpital, sans aucune pression financière ou réglementaire, et de trouver, en ce médecin, un professionnel qui véritablement a conservé l'indépendance technique et morale qui lui permette de faire passer les intérêts de son malade avant ceux de la société. De plus, la confidence y est toujours protégée par la loi. Cependant, cela ne s'est pas fait sans mal : l'accouchement du modèle belge de protection contre la maladie a été douloureux. Il s'est accompagné d'un conflit social exceptionnel, un de ces conflits dont la Belgique a le secret. Il s'agissait en fait d'une première mondiale : une grève des médecins Les acteurs du conflit Les politiques et la législation Leburton Les médecins et les chambres syndicales Les négociations avant la confrontation Les enjeux La liberté de choix de son médecin par le malade L'indépendance professionnelle du médecin La protection du secret médical L'honneur de la médecine occidentale -------------------------------------------------------------------------------- INTRODUCTION A l'heure où l'exercice libéral de la dentisterie, et de la médecine en général, s'avère particulièrement menacé, et où, plus gravement, la perception du sens du caractère libéral de cet exercice semble passablement émoussé chez certains praticiens eux-mêmes, il serait peut-être bon de faire un retour sur notre passé et de reformuler en termes clairs les avantages du maintien, coûte que coûte, d'un certain nombre de libertés qui conditionnent le caractère humain de la médecine. Depuis trente-cinq ans, la Belgique peut se targuer d'avoir un des systèmes de santé les plus performants du monde. Notre assurance maladie-invalidité, tant vantée à l'étranger, présente la particularité de lier la médecine libérale, donc essentiellement privée, à de fortes garanties sociales. Son prix est inférieur à la moyenne européenne. Les honoraires médicaux belges sont en effet parmi les plus bas d'Europe et peut-être du monde occidental. Mais, s'il est vrai qu'en Belgique, le médecin gagne moins bien sa vie qu'ailleurs, il y est aussi beaucoup plus libre que dans les autres pays du monde, y compris ceux qui nous entourent et qui pourtant respectent la démocratie. Car la Belgique est probablement un des tout derniers pays du monde où est conservée la totale liberté du patient de choisir son médecin ou son hôpital, sans aucune pression financière ou réglementaire, et de trouver, en ce médecin, un professionnel qui véritablement a conservé l'indépendance technique et morale qui lui permette de faire passer les intérêts de son malade avant ceux de la société. De plus, la confidence y est toujours protégée par la loi. Cependant, cela ne s'est pas fait sans mal : l'accouchement du modèle belge de protection contre la maladie a été douloureux. Il s'est accompagné d'un conflit social exceptionnel, un de ces conflits dont la Belgique a le secret. Il s'agissait en fait d'une première mondiale : une grève des médecins. Après une mise en présence des acteurs du conflit, nous analyserons les enjeux de cet événement particulier qui évolua en véritable conflit social, et qui permit au corps médical de s'imposer en tant qu' interlocuteur social incontournable. Ensuite, nous tâcherons d'identifier à travers la crise actuelle quelques éléments récurrents, mais aussi de nouveaux paramètres apparus entre-temps et dont il faut tenir compte aujourd'hui. Pour ce faire, nous adopterons un angle particulier qui est celui d'un dentiste et de la problématique qui est la sienne dans le contexte politique, économique et social actuel. A. LES ACTEURS DU CONFLIT 1. Les politiques et la législation Leburton En juillet 1963, les lois de "réforme", introduites par le ministre socialiste Edmond LEBURTON - alors ministre de la prévoyance sociale - et votées par les chambres législatives dans une atmosphère de départ en vacances, entendent mettre fin au déficit permanent du régime d'assurance maladie invalidité dont le père était Achille VAN ACKER au lendemain de la seconde guerre mondiale. Le gouvernement travailliste de l'époque - LEFEVRE-SPAAK - est une coalition sociale chrétienne-socialiste, mais tous les partis, unanimes, approuvent ces détestables projets. Même l'opposition libérale en effet accepte de voter cette loi avec la majorité ! La législation LEBURTON agit en fait dans l'intérêt des mutualités socialistes dont il est le patron, mais elle est présentée aux braves gens comme une loi de justice sociale destinée à mettre la pauvre humanité souffrante à l'abri des appétits des médecins, présentés comme des ogres voire des vampires ou comme un corps social assoiffé de profit au mépris de la vie des gens. Dans les faits, les honoraires médicaux, en 1964, sont les mêmes qu'en 1946 + 10%. Mais, sous couvert de protection à la veuve, à l'invalide, au pensionné, à l'orphelin, la législation LEBURTON entend confiner les médecins, réduits à l'état d'acolytes d'un service national de santé, dans un régime de conventions limitant leurs honoraires et leurs prestations aux ressources glanées sur les cotisations des travailleurs salariés et indépendants par l'INAMI - Institut National d'Assurance Maladie-Invalidité -, diminuées au passage des prélèvements des mutuelles. 2. Les médecins et les chambres syndicales L'ancienne Fédération médicale belge n'est pas l'instrument adéquat d'une lutte efficace contre la réforme LEBURTON. Constituée dans un autre contexte, à une autre époque, elle n'est pas pensée dans l'optique d'une défense professionnelle et n'est donc pas du tout équipée pour un combat comme celui que les médecins doivent livrer pour défendre leur éthique et leur philosophie professionnelle gravement menacées. Elle ne dispose d'ailleurs pas des moyens suffisants pour faire opposition à tous les organismes politiques que les médecins trouvent devant eux, compte tenu des cotisations ridiculement basses de ses affiliés. Une nouvelle génération de médecins décidés se regroupent alors dans de toutes nouvelles Chambres Syndicales. Il est évident que le terme de syndicalisme, quand on parle de défense professionnelle médicale, n'a pas la même signification que lorsqu'on envisage la défense collective des travailleurs salariés. Mais il est utilisé pour frapper l'imagination, choquer l'opinion publique et pour faire comprendre que les médecins n'ont pas l'intention de se laisser faire ou de ne pas se battre. Ils créent ainsi un véritable organe de défense professionnelle en faisant pendant plus d'un an des tournées fréquentes dans tous le pays pour convaincre véritablement chaque médecin de la nécessité de changer sa conception en matière de défense professionnelle. Ils décentralisent alors celle-ci en divisant le pays en cinq zones, cinq entités syndicales, et ils se donnent aussi des moyens d'un tout autre ordre par une très nette revalorisation des cotisations. 3. Les négociations avant la confrontation Les discussions que le gouvernement engage avec les médecins en septembre 1963 après l'adoption de la loi LEBURTON sont difficiles et souvent houleuses. Le dialogue est complètement inefficace sinon même inexistant jusqu'à la fin de 1963. Les nouveaux dirigeants médicaux se révèlent coriaces. Personne en tous cas n'ignore plus leurs griefs. Ces négociations ne donnent donc rien du tout: les interlocuteurs politiques, forts de la division traditionnelle du corps médical - les médecins sont tous des individualistes et ils le savent aussi bien qu'eux -, comptent sur l'impossibilité de regrouper les médecins pour pouvoir les violer plus facilement. En janvier 1964, le mot d'ordre est donné aux médecins de ne pas se conventionner. Pour les mettre à l'abri de la tentation de signer le document de convention proposé par le gouvernement, ils collectent tous les formulaires d'engagement dans l'ensemble de la Belgique, ce qui leur donne une arme terrible dès le début du mois: il n'y a pas un seul médecin conventionné ! Ils négocient alors avec le gouvernement une trêve de trois mois qui leur permet de polir leur outil en syndicalisant davantage le pays flamand insuffisamment structuré. Le 1er avril 1964, les médecins, n'ayant pas obtenu ce qu'ils veulent mais se trouvant à la tête d'une force considérable - ils ont évité toute action spectaculaire avant d'être sûrs d'avoir derrière eux un nombre suffisant de médecins et d'avoir en mains les outils nécessaires pour déclencher une offensive -, entrent en grève et s'engagent ainsi dans une campagne qui durera dix-huit jours. L'écrasante majorité des dix mille médecins recensés dans le pays partent en guerre contre une loi qui porte gravement atteinte aux libertés qui conditionnent le caractère humain de la médecine, et donc aux droits fondamentaux du patient. B. LES ENJEUX Les trois principes qui fondent l'éthique médicale et qui sont mis en cause par la loi LEBURTON sont: la liberté de choix de son médecin par le malade, la liberté thérapeutique et diagnostique liée à l'indépendance technique et morale du médecin auquel le malade s'adresse et la protection du secret médical. Ils ne constituent pas, comme nous allons le voir un privilège pour le médecin, mais au contraire, un droit fondamental du malade. 1. La liberté de choix de son médecin par le malade Premièrement, le système créé par la Loi LEBURTON repose sur le principe des conventions fixant d'une part le montant de l'honoraire qu'il est interdit de dépasser dans le chef du praticien et d'autre part, le niveau du remboursement correspondant de l'assurance maladie-invalidité. Ce régime prévoit une pénalisation financière par le biais d'un remboursement diminué de 25% imposé au malade lorsque celui-ci s'adresse à un médecin non "conventionné". Il s'agit là d'une pression financière inadmissible sur le libre choix de son médecin par le malade. Ceci est contraire à l'éthique médicale et est vivement combattu par le corps médical qui veut, par son action résolue, la suppression de cette discrimination immorale. Il est très important en effet que le malade dispose toujours de la liberté la plus complète de choisir son médecin. C'est uniquement sa confiance qui doit le guider vers tel ou tel praticien. Aucune pression ne doit s'exercer sur lui pour l'orienter vers un médecin plutôt que vers un autre. Il faut en outre que si pour une raison ou pour une autre le malade vient à perdre confiance, il ait la possibilité et le droit de changer de médecin, sans qu'il y ait le moindre obstacle à cette décision, sans que cette décision n'entraîne la moindre conséquence administrative ou financière négative pour lui. C'est d'ailleurs probablement la seule arme dont il dispose pour se défendre le cas échéant contre son médecin. Il n'en est d'ailleurs pas d'aussi efficace lorsqu'il estime soit que son médecin, soit ne répond plus à sa confiance, soit exerce sur lui des prérogatives qu'il ne peut accepter, notamment en matière d'honoraires. 2. L'indépendance professionnelle du médecin Deuxièmement, le patient n'a plus la possibilité de s'adresser à un médecin dont il est certain qu'il est indépendant techniquement et moralement pour défendre ses intérêts. Celui-ci est en effet soumis, par des normes de pratiques médicales, à des modèles de diagnostics ou de traitements qui ne sont pas nécessairement établis dans l'intérêt du malade, mais dans l'intérêt de la bonne gestion de l'assurance-maladie. Il ne suffit donc pas que le malade puisse choisir librement son médecin. Encore doit il être certain que ce médecin est libre lui-même, libre de toute pression, libre de choisir les meilleures techniques en vue du diagnostic, les meilleurs moyens de traitement efficaces en rapport avec son cas. Cette indépendance technique et morale vise la liberté diagnostique et thérapeutique, et notamment la liberté des prescriptions. Elle sert essentiellement le choix des moyens en personnel et en équipement à mettre en œuvre pour que le médecin puisse adopter, dans les meilleures conditions possibles, le meilleur traitement. 3. La protection du secret médical Troisièmement, le secret médical est mis en cause et la protection de la vie privée est donc mise en échec: le service de contrôle de l'INAMI a accès aux fichiers des médecins, et la loi impose au malade un carnet de prestations qui forcément donne à l'embauche la possibilité à l'employeur de connaître, avant de prendre une décision, le contexte pathologique éventuel d'un candidat à l'emploi. Toutes choses qui sont tout à fait inacceptables. En effet, la confidence du patient au médecin est d'évidence un élément extrêmement important dans la qualité de la médecine. Si le patient perdait cette certitude, d'instinct il cesserait de dire la vérité à son médecin. Il pourrait alors inconsciemment lui mentir, ne fût ce que par omission, sous la seule crainte de voir certaines de ses révélations sortir du cabinet du médecin auquel il s'est adressé. Et si le malade garde pour lui une partie de l'information dont il dispose, il induit très souvent le médecin en erreur. Il en résultera un diagnostic erroné, voire même un traitement inadéquat. Cela veut dire que la protection du secret médical, de la confidence du malade, garantit au médecin une information aussi complète que possible, et par conséquent, protège l'élaboration du diagnostic et la mise au point du traitement. L'absence de cette garantie de secret porte inévitablement préjudice aux intérêts du malade. 4. L'honneur de la médecine occidentale Ce qui est en réalité en jeu ici, ce sont les deux philosophies médicales, les deux éthiques qui s'affrontent dans le monde: l'une, en réalité, soumet le médecin à l'autorité de l'Etat, place le médecin au service de la collectivité, où il doit répondre aux besoins définis par la communauté; l'autre, celle qu'adoptent les médecins et qu'ils défendent avec beaucoup d'âpreté, met le médecin au service du patient, où il doit par conséquent répondre aux besoins définis par le malade. C'est d'ailleurs là que réside véritablement l'opposition entre ce qui se passe dans les pays socialistes et ce qui se passe chez nous. Du côté socialiste, ce n'est pas l'intérêt du malade qui prime, mais l'intérêt de la société. Chez nous, ce qui prime, ce qui est prioritaire, c'est l'intérêt du malade, de l'individu malade, et non de la collectivité bienportante. Nous y reviendrons. Mais ce qu'il faut savoir dès à présent, c'est que, dans la médecine organisée par l'état où le médecin n'est plus au service du patient mais au service de l'autorité publique, tous les dérapages sont possibles. On peut citer l'exemple des médecins SS qui étaient au service de l'état nazi pendant la seconde guerre mondiale, ou des médecins psychiatres soviétiques qui ont organisé des internements d'opposants politiques. Par conséquent, quoi qu'il arrive, quelle que soit l'hypothèse dans laquelle il se place, le devoir du médecin y sera toujours de rester du côté du malade. Etant par définition son défenseur naturel, le médecin devra en toute circonstance le protéger, et le défendre même si les intérêts du malade se trouvent en opposition avec les intérêts de son milieu, qui va de la société en général à la famille en particulier. Ce sont ces devoirs du médecin vis-à-vis de son malade qui font l'honneur de la médecine occidentale. -------------------------------------------------------------------------------- BIBLIOGRAPHIE Ont particulièrement aidé à la réalisation de cet article : L'émission de la RTBF " Les années belges " du 31 mars 1998 consacrée à la grève des médecins en 1964. Le livre de Omer MARCHAL, " Où allez-vous ? Docteur Wynen " aux éditions Didier Hatier, Collection Grands Documents, Bruxelles, 1989. Le document du P.R.L. " Lorsque Santé rime avec Liberté " dans la collection PRL-Document, dont l'éditeur responsable est Francis BURSTIN, rue de Naples, 41, 1050 Bruxelles. |
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