La grève des médecins en 1964 : 35 ans déjà
Le conflit Une totale dépersonnalisation de la médecine Le rôle des mutuelles : défendre les bien-portants L'égoïsme d'une société de bien-portants Des budgets dignes d'une civilisation moderne Au moment où le conflit éclate, une opération "valise" est en cours depuis quelques jours. Elle a été décrétée par les chambres syndicales qui invoquaient un risque de réquisition. Les Liégeois ont choisi un exil fort proche : les Pays-Bas. D'autres prennent le chemin de la France ou du Luxembourg. En partant à l'étranger, ils sont sûrs de pouvoir se compter et de pouvoir cimenter le groupe, avec femmes et enfants. Au bout de trois jours, ils reviennent en Belgique, certains de pouvoir compter sur un nombre suffisant de médecins, pour mettre en place les services de garde préalablement définis. L'action des médecins ne relève donc en rien de l'improvisation : les responsables du mouvement ont mis au point une organisation extrêmement efficace structurée en pyramide. À vrai dire, l'opération menée par les chambres syndicales n'est pas une grève au sens strict du terme puisqu'ils continuent tous de travailler : ils organisent en effet des services de garde très étoffés capables de répondre à tous les besoins, non seulement urgents, mais aussi exigeant la continuité des soins. Le choix du terme grève relève donc du choix d'un mot politiquement percutant qui puisse ébranler l'opinion, en évoquant un moyen légitime pour des travailleurs de défendre leur point de vue. Comme ils jouent du mot syndicat, ils jouent du mot grève. 2. Une totale dépersonnalisation de la médecine Cependant, ce qu'ils organisent et développent, c'est une totale dépersonnalisation de la médecine, c'est-à-dire que quand un malade appelle son médecin, c'est systématiquement un autre médecin qui lui est envoyé. De plus, les médecins se rendant au domicile du malade donnent les premiers soins, se rendent compte si les malades sont transportables, puis les transfèrent dans un hôpital civil ou lié au 900. En fait ce sont les hôpitaux publics qui sont visés, avec une idée bien précise derrière la tête : l'objectif est de montrer une caricature de ce que serait la médecine si la loi passait. Et bien sûr, en quatre jours, ces hôpitaux se retrouvent saturés. Dans la hâte, on adapte alors l'hôpital militaire de Bruxelles aux besoins de la population civile. Mais, face à l'urgence, il faut aller plus loin encore : une importante école professionnelle de l'agglomération bruxelloise se substitue en hôpital militaire d'appoint. Les hospitalisations abusives ne manquent pas de créer un climat d'inconfort sinon d'anxiété diffuse. Beaucoup de patients arrivent à l'hôpital militaire parce qu'on les a refusés dans d'autres hôpitaux. La stratégie des dirigeants médicaux atteint donc rapidement son premier objectif, l'unité du corps médical étant le seul moteur efficace de leur action. En effet, là où vraiment le malade peut choisir, le médecin se sent personnellement à la fois honoré et responsable de ce choix et, par conséquent, ne peut décevoir son patient à cet égard. Par contre, lorsque le malade arrive sans qu'il ait eu la possibilité d'exprimer sa volonté dans un hôpital qu'il ne connaît pas et que le service public s'occupe de lui comme d'une marchandise, il est évident que la situation est tout à fait différente. La population pouvait ainsi expérimenter par elle-même, et la preuve par l'absurde était ainsi faite, que si l'on veut conserver à la médecine son caractère humain dans le respect du patient, le libre choix, c'est-à-dire la personnalisation des soins, reste un élément déterminant. Dès le début de la grève des médecins, les syndicats socialistes et chrétiens constituent un front social qui prend en main l'organisation de manifestations qui auront une certaine ampleur dans les grands bassins industriels. Les manifestants prennent évidemment la défense de la loi LEBURTON. Nombre d'entre eux veulent que l'on aille plus loin, jusqu'à la médecine gratuite par exemple, une gratuité totale d'accès aux soins dont on sait aujourd'hui qu'elle entraîne forcément une surconsommation et une surproduction, c'est-à-dire une espèce de médecine à la chaîne défavorable aussi bien à la qualité qu'à la sécurité des soins. Des médecins aussi figurent parmi les opposants à l'action des chambres syndicales, mais ils ne pèsent pas lourd au sein du corps médical. Parmi eux, certains font partie d'organisations telles que l'Algemeen syndicaat dont l'action a reposé sur des gens qui, pendant la guerre, ont joué le rôle de collaborateurs auprès de l'occupant. La vocation de leurs dirigeants de l'époque annonçait déjà symboliquement ce qu'elles deviendront par la suite à l'intérieur du corps médical : les meilleurs défenseurs des mutuelles et de tous les adversaires de la profession. Les journalistes, chargés de rendre compte de l'évolution du conflit entre le gouvernement et les médecins, peuvent mesurer l'âpreté des tractations entre les deux parties. On ne compte plus les marathons nocturnes et les ruptures qui jalonnent cette longue épreuve de force. Les heurts sont donc fréquents et c'est l'antagonisme entre représentants des mutuelles et dirigeants médicaux qui se révèle particulièrement difficile à surmonter. 4. Le rôle des mutuelles : défendre les bien-portants Il ne faut jamais perdre de vue que les mutuelles n'ont jamais été les représentants des patients : elles sont les représentants des assurances. Et les assurances, elles, sont financées par les assurés bien-portants. Par conséquent, elles défendent les assurés bien-portants. Mais une fois qu'un assuré est malade, ses intérêts sont tellement opposés à ceux de son assurance qu'il est bien content de trouver le médecin, lui, pour le défendre. Or, à l'époque, le ministre LEBURTON, le principal interlocuteur des médecins au sein du gouvernement puisqu'il était ministre de la Prévoyance sociale, est le président des Mutualités Socialistes. Et à ce titre, il est donc lui le représentant de l'ensemble des mutuelles. Malheureusement, il nous faudra bien constater plus loin qu'à l'heure actuelle, même si nos ministres ne sont plus présidents de mutuelles, ils peuvent toujours être téléguidés par elles, et agir par voie légale contre la profession médicale sans même prendre son avis ou la consulter... 5. L'égoïsme d'une société de bien-portants Il nous faut alors signaler ici un danger de l'heure : nous entrons à ce moment-là dans une époque, toujours actuelle, où l'on estime que la médecine coûte trop cher et qu'il faut par conséquent réduire les dépenses dans le domaine des soins de santé. Or, la majorité, dans nos démocraties comme ailleurs, est composée de bien-portants ; et manifestement, elle défend des intérêts de plus en plus souvent opposés à ceux du malade. Le médecin se trouve donc aujourd'hui devant une obligation nouvelle que lui épargnait le passé : non seulement le malade compte sur lui pour le défendre contre la maladie, mais il compte également sur lui pour le défendre contre l'égoïsme de cette société de bien-portants. Le mot société est à prendre ici dans son sens large. Il peut s'agir de la famille. Quand on sait que, grâce aux succès de la médecine, la population a considérablement vieilli et que les aînés constituent une charge de plus en plus lourde pour la société des actifs, les médecins sont de plus en plus confrontés à cette situation tragique d'un vieillard en droit de bénéficier d'un traitement et qui se le voit refuser parce que la famille estime qu'il est temps d'arrêter les frais et que le moment est venu de se débarrasser de ce poids... 6. Des budgets dignes d'une civilisation moderne Hier, aujourd'hui et demain, la médecine restera donc toujours une question de confiance entre deux êtres humains : un malade qui souffre, qui cherche de l'aide, qui demande à être soulagé, si possible à être guéri, et un médecin auquel il se confie sans arrière-pensée, et dont il attend les meilleurs soins et la meilleure aide possible. Mais si, à titre personnel, le médecin assumera toujours une responsabilité individuelle à l'égard du patient qui se confie à lui, il ne devra plus seulement le défendre contre la maladie, mais en plus contre l'égoïsme d'une communauté de bien-portants. Par conséquent, il assumera aussi inévitablement une responsabilité collective à l'intérieur de sa profession pour pouvoir, uni au corps médical, défendre des budgets convenables dans le domaine des soins de santé et, au coude à coude avec ses confrères, arracher à la collectivité des moyens à la hauteur de ce que les malades sont en droit d'exiger d'une société et d'une civilisation moderne. Le conflit s'envenimera encore avec la petite phrase assassine du Premier ministre de l'époque : "J'espère qu'on ne devra pas appeler ce temps, le temps des assassins..." Il est intéressant ici de noter le revirement complet de l'opinion publique. La grève a duré dix-huit jours. Pendant la première semaine, toute la presse était contre les médecins. Mais, comme ceux-ci n'ont cessé de jour en jour, par des conférences de presse quotidiennes, de répéter leurs arguments, d'expliquer leurs objectifs et de montrer comment ils menaient l'action, le doute était semé dans l'esprit de la plupart des journalistes dès la deuxième semaine. Et, au cours de la troisième semaine, le courant bascula : les médecins n'étaient pas soudain tous considérés comme des saints, mais ils avaient pu convaincre la presse que ceux qu'ils avaient en face d'eux étaient bien pires qu'eux ! Ils avaient gagné ! Ils avaient réussi à faire comprendre que les politiciens, qui avaient fabriqué la loi contre laquelle ils luttaient, et les mutuellistes, qui étaient leurs principaux adversaires, valaient beaucoup moins que les médecins sans lesquels il n'existe pas de médecine ! Par l'action de leurs chambres syndicales, les médecins avaient déshabillé ceux qui voulaient les montrer nus, en désignant à l'opinion les véritables profiteurs des dépenses de santé ! Le corps médical se voyait dès lors propulsé au niveau d'un véritable interlocuteur social, qui ne tirait pas sa force du nombre, mais s'était rendu redoutable par l'action qu'il s'était révélé capable de mener dans un domaine où il jouissait d'un monopole de compétence : l'art de guérir. Ce monopole de compétence, le corps médical ne se l'était pas attribué à lui-même ; il lui avait été garanti par le législateur qui a toujours estimé que le médecin, pour avoir le droit de soigner des malades, devait répondre à des critères de qualités techniques, scientifiques et morales sanctionnées par un diplôme obtenu après sept années d'études. Cette minorité de professionnels, au moment où elle a compris ce que représentait la force de ce monopole, s'en est servie et est devenue, grâce à lui et à l'action menée, un groupe de pression qui, tout en réunissant fort peu de citoyens, a pris sa place parmi les partenaires sociaux. L'inattendu fut que ce petit nombre, tel David contre Goliath, a pu contrebalancer la force et la puissance de tous les groupes de pression opposés aux médecins : les syndicats, les mutuelles et les partis politiques. Cette démonstration spectaculaire n'a pu être faite que par l'unité que les chambres syndicales ont pu réaliser dans le corps médical auquel elles avaient fixé un objectif essentiellement idéaliste. Celui-ci, contre toute attente, a mobilisé beaucoup plus la troupe médicale que ne pouvait le faire n'importe quel objectif matériel, financier ou de confort purement professionnel. |
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