Crise de la responsabilité médicale
La crise de la responsabilité médicale



Associations de patients, pressions des lobbies mutuellistes, promotion médiatique de la médecine miracle… incitent de plus en plus le "consommateur de soins médicaux" à exiger des résultats et à refuser une saine tolérance vis-à-vis de ce qui reste pourtant un Art éloigné de toute science exacte.

Les conséquences de cette évolution sont désastreuses, dont la moindre n'est pas le déséquilibre du mécanisme des indemnisations réclamées par l'opinion.

Une analyse de J.L. FAGNART, Professeur aux Facultés de Droit et de Médecine de l'ULB, parue dans le Vol. 20 n°3 de la Revue Médicale de Bruxelles, que nous reproduisons avec les aimables autorisations de l'auteur et de l'éditeur.

La responsabilité médicale est en crise. Cette crise n'est pas celle de la médecine. Elle est celle du droit de la responsabilité.

Le malaise de la responsabilité civile est qu'elle se fonde sur des règles qui ne sont plus adaptées à la mentalité de notre temps. Alors que l'opinion publique d'aujourd'hui exige que tout dommage reçoive une réparation, notre Code civil, qui date de 1804. n'octroie une indemnité à la victime que si elle réussit à prouver que la faute d'un tiers est la cause de son dommage.

Un tel divorce entre l'opinion publique et la règle de droit ne peut avoir que des conséquences néfastes. Les juges sont des gens comme les autres. Ils partagent les opinions de la masse. Afin de rendre une justice conforme à l'idée qu'ils s'en font et que l'opinion s'en fait, ils n'hésitent pas à déformer les règles qu'ils sont censés appliquer.

Dans tous les secteurs de l'activité économique et sociale, les tribunaux, afin de mieux indemniser la victime, vont baptiser du nom de "faute " un acte que tout individu normal placé dans les mêmes circonstances aurait pu commettre. La généralisation de l'assurance favorise cette manipulation de la règle de droit. Les banquiers, les exploitants

de bassins de natation, les pouvoirs publics, les instituteurs, tous ont fait l'expérience de cette jurisprudence nouvelle qui écoute moins sa raison que son bon cœur

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C'est toutefois dans le secteur médical que ce dérapage du droit de la responsabilité est le plus accentué et le plus mal accepté.

De tous les dommages que l'on peut subir, le moins acceptable est celui qui résulte de lésions corporelles. L'intégrité physique est, pour l'être humain, la valeur la plus précieuse. L'homme est son corps. Une lésion corporelle est toujours la pire des injustices. Comme l'accident médical est, par nature, générateur de lésions corporelles, c'est dans ce domaine que la rage indemnitaire s'exprime le plus férocement.

Cette exacerbation de la responsabilité médicale, si elle est compréhensible, est néanmoins inéquitable.

Les médecins, en effet, jusqu'au début de ce siècle, ne pouvaient offrir à leurs patients que des paroles de commisération et parfois quelques remèdes empiriques. Comme les sorciers primitifs, ils étaient aussi impuissants devant la maladie que vénérés par leurs malades. Leur ignorance était garante de leur impunité.

La médecine moderne réalise des miracles. Tout ce qui hier encore relevait de la médecine-fiction, est devenu réalité. Pour triompher de la maladie et de la mort, les médecins d'aujourd'hui ont recours à des techniques sophistiquées et merveilleusement efficaces. Les patients, habitués aux prodiges de la médecine, croient au mythe de l'infaillibilité médicale. Des déceptions surviennent. Le contentieux de la responsabilité médicale se développe. Le paradoxe est que les succès de la médecine accroissent la responsabilité des médecins.

Le dérèglement de la responsabilité médicale se constate à de nombreux symptômes.

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Le plus manifeste est l'évolution de la jurisprudence qui passe insensiblement de l'obligation de moyens à l'obligation de résultat. Par un arrêt du 28 septembre 1995, la Cour de cassation a décidé que pour un chirurgien, l'obligation de ne rien oublier dans le corps de l'opéré est une obligation de résultat. D'autres juridictions considèrent qu'il y a une obligation de résultat dans l'analyse des radiographies, dans l'utilisation des appareils médicaux, dans les transfusions de sang, etc. Sans doute, les tribunaux, dans leur grande majorité, continuent à affirmer que l'obligation du médecin est en principe une obligation de moyens, mais beaucoup d'entre eux s'empressent de préciser que cela implique que le médecin mette en œuvre "tous les moyens" pour obtenir une sécurité absolue. afin que l'intervention ne présente pour le patient "aucun danger". La survenance d'un accident démontre en soi que tous les moyens n'ont pas été mis en œuvre. Ce raisonnement camoufle sous l'appellation d'obligation de moyens, une exigence qui correspond en réalité à une véritable obligation de résultat.

Lorsque, malgré la qualité technique incontestable de l'intervention, un accident s'est produit, il faut imaginer une autre justification à l'indemnisation du patient victime de cette complication. On se réfère alors au devoir d'humanisme. Pas d'intervention médicale sans consentement éclairé du patient. Pas de consentement éclairé sans une information donnée par le médecin. Cette règle, qui en soi est juste et qui découle du respect dû à la personne humaine, va malheureusement, elle aussi, subir des distorsions au point de devenir extravagante.

Par un arrêt du 25 février 1997, la Cour de cassation de France a décidé que "le médecin est tenu d'une obligation particulière d'information vis-à-vis de son patient; il lui incombe de prouver qu'il a exécuté cette obligation". Dès 1998, les cours d'appel de Liège et d'Anvers se sont ralliées à cette jurisprudence nouvelle. Le devoir d'information est devenu l'arme fatale : aucun médecin ne pourra jamais prouver qu'il a donné, dans un langage suffisamment clair pour être compris, toutes les informations concernant tous les risques auxquels le patient était exposé. Le devoir d'information n'est plus une règle de conduite pour les médecins. C'est un argument utilisé a posteriori pour justifier l'indemnisation du patient.

Tous les mécanismes décrits ci-dessus sont protecteurs des patients. Toutefois, jusqu'en 1995, il était admis que l'action en responsabilité devait être intentée dans un délai de cinq ans à partir de l'acte médical considéré comme la cause du dommage. Par un arrêt du 21 mars 1995, la Cour d'arbitrage a décidé que ce délai de cinq ans serait contraire à la Constitution parce qu'il est plus bref que le délai général de prescription de trente ans! Afin de rétablir un minimum de sécurité juridique, le Parlement a adopté le 10 juin 1998 une loi sur la prescription. En vertu de celle-ci, les actions en responsabilité médicale peuvent être exercées pendant vingt ans, ce qui allonge la durée du "risque de responsabilité".

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Toutes ces métamorphoses du droit vont dans la même direction, celle d'une indemnisation accrue des patients. En soi, ce n'est pas une évolution condamnable. Mais ce qui est malsain c'est que, sans le dire, on est passé du droit de la responsabilité au droit de la réparation; c'est que cette évolution s'est faite dans l'ombre sans que l'on n'ose examiner lucidement le problème du financement de ces indemnisations multipliées.

Face à cette situation préoccupante, un groupe interuniversitaire de juristes a proposé un projet de réforme qui s'inspire du système qui existe en Suède depuis 19751. L'idée de base est simple. Si l'on veut organiser une indemnisation sans égard à la responsabilité, cessons de jouer les hypocrites. Ne parlons plus d'une responsabilité mais d'indemnisation. Il faut donc abolir la responsabilité médicale et mettre en place un mécanisme de réparation directe des conséquences des accidents médicaux. Pourquoi ne pas faire pour ces accidents-là ce que l'on a fait pour les accidents du travail?

Le projet présenté en 1996 a choqué. Certains le disaient trop favorable aux médecins, d'autres trop favorable aux patients. Ces critiques contradictoires démontrent sans doute que le projet était équilibré.

Depuis un an ou deux, ce projet primitivement rejeté suscite un intérêt nouveau. Il est examiné et discuté par les assureurs, par les mutualités, par les associations de patients, par les pouvoirs publics. Il serait urgent que les médecins s'y intéressent aussi.

Le débat aujourd'hui porte principalement sur le financement d'un mécanisme d'indemnisation. Il ne faut sans doute pas espérer que l'on renonce aux sommes qui proviennent des primes d'assurance payées par les médecins et par les hôpitaux. Mais il est inacceptable, moralement et économiquement, d'augmenter le montant actuel des primes. Il faut donc trouver "ailleurs" les ressources financières complémentaires dont l'importance est estimée, suivant les plans les plus pessimistes, à un milliard de francs. Pour les dix millions de belges, cela représente cent francs par personne et par an.

Un autre débat est sans doute plus essentiel. Faut-il accorder aux médecins une véritable immunité civile2 ou faut-il laisser subsister, à côté d'un mécanisme d'indemnisation, toutes les règles actuelles de la responsabilité civile?

Les promoteurs du projet ont opté résolument pour la première solution mais beaucoup de bons esprits sont tétanisés par la remise en cause de règles ancestrales, devenues obsolètes aujourd'hui. La peur du changement ne peut préserver un système juridique dépassé. C'est parce qu'ils étaient incapables d'évoluer, que les dinosaures ont disparu.

La Revue Médicale de Bruxelles

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1 T. VANSWEEVELT et J.L. FAGNART : Responsabilité et accidents médicaux. Mys et Breesch, eds, 1996, Actes du colloque tenu à l'ULB le 14 février 1996.

2 L'immunité civile interdit les actions en dommages et intérêts. Elle ne supprime ni la responsabilité pénale, ni la responsabilité disciplinaire.


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